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Moi, le clone CT-1099/132

publié le 6 mars 2017 (modifié le 9 mars 2017)

Moi, le clone CT-1099/132

Je suis un clone, et je suis toujours de ce monde. Je suis un vétéran, un survivant. Plus pour longtemps, je le sais. Bien sûr, je ne combats plus. J’ai abandonné l’armée il y a bien longtemps. Ou plutôt, l’armée m’a abandonné – nous a abandonnés –, il y a longtemps. Vingt ans pour être exact. Depuis deux décennies, nous ne sommes plus que les pièces détachées d’une machine inutile, désuète.

Au début, nous sommes restés ensemble. Avec mes frères d’armes – mes frères tout court – nous avons essayé de trouver notre place en tant que civils. La galaxie n’était pas sûre, en cette période de guerre civile, et nous avons pu travailler comme mercenaires ou gardes du corps pendant quelques années. Nous acceptions des missions mal rémunérées, souvent dangereuses, toujours en groupe – nous ne savions pas vivre autrement. D’autres ont fait le choix de partir là où l’Empire voulait bien nous proposer quelques arpents de terre vierge à labourer, pour exercer une vie de colon pour laquelle nous n’étions pas faits. Mais les moins vaillants d’entre nous, ceux qui souffraient encore des séquelles de leurs blessures, l’acceptèrent. Une forme de petite mort à mes yeux.

Petit à petit, inéluctablement, notre groupe s’amoindrissait. Certains avaient trouvé une femme. D’autres, la mort. De la main d’un autre, ou de la leur. C’est un sujet tabou, mais les suicides n’étaient pas rares parmi les clones. Un matin, j’ai retrouvé mon propre compagnon de chambrée mort dans son lit. Il n’a pas laissé de mot, pas de lettre. C’était inutile : je comprenais très bien ce qu’il pouvait ressentir. Mon esprit avait déjà lutté une bonne dizaine de fois pour ne pas en finir. Combien de temps allait-il se passer avant que je ne perde cette ultime bataille ?

Je dis mon esprit, mais je n’en suis pas sûr. Est-ce bien le mien ? N’est-ce pas plutôt celui d’un autre, ou plutôt un logiciel créé par un autre ? Je me souviens encore de ce jour où retentit dans mon crâne ce fameux Ordre 66. C’était comme si quelqu’un avait appuyé sur un bouton, et que je démarrais un nouveau programme. Je n’étais plus moi-même, j’étais un autre – ou l’instrument d’un autre. Un simple objet, un outil, comme ce fusil-baster que je tenais dans mes mains. Le blaster et moi avons fait feu ensemble. Le général est tombé. Sans hésiter, mes camarades et moi nous sommes allés d’un même pas jusqu’à son corps pour l’achever. Sans émotion, et sans préméditation. Puis notre capitaine a fait son rapport, et nous sommes retournés au combat contre les droïdes séparatistes. Comme si rien ne s’était passé…

Combien d’autres programmes comme celui-ci sont-ils gravés dans mes gênes ? Combien d’ordres suis-je capable d’exécuter, à mon insu ? Cette question me hante depuis ce jour, il y a quarante ans maintenant.

J’ai choisi de ne pas m’attacher à une femme, car je ne savais pas si un jour je ne recevrais pas l’ordre de la tuer. Ce doit être terrible. Je préfère ne pas y penser.

*

J’ai eu l’immense honneur de faire partie de la 501° Légion. J’ai pu intégrer cette unité d’élite environ huit ans après la chute de la République. La 501° avait été décimée, au sens propre, par un assaut mené sur Kamino, la planète où mes frères d’armes et moi avions été conçus. Lors de cette bataille, plus de 10% des effectifs avaient trouvé la mort, et deux fois plus avaient été blessés. D’autres avaient été atteints de manière bien plus pernicieuse : ils présentaient de graves troubles psychologiques. Il a fallu remplacer tous ces hommes tombés au combat ou inaptes, et de simples clones comme moi ont alors été intégrés à cette unité pour la compléter.

Pendant plusieurs années, nous avons combattu les ennemis de l’Empire aux quatre coins de la galaxie. Nous recevions souvent directement nos ordres du Seigneur Vador, que nous avions surnommé le « Cyborg », tant il semblait indestructible. Je faisais partie d’une escouade de neuf hommes, commandée par le sergent Rick, un ancien commando. Nous formions un groupe très soudé, pendant les missions comme en dehors.

Un jour, Rick fut grièvement blessé en menant un assaut contre un bastion rebelle. Son bras droit fut arraché par un détonateur thermal, mais il put être évacué, et il a survécu. A cette époque, nous étions basés sur Coruscant, et je pouvais régulièrement aller lui rendre visite à l’hôpital, où il attendait qu’on lui greffe une prothèse cybernétique. Pour lui, c’en était fini de l’armée. Il allait recevoir une pension et un lopin de terre dans la Bordure Extérieure.

Nous avons beaucoup discuté dans sa chambre d’hôpital, et il a fini par me parler de cette fameuse mission sur Kamino. Les généticiens kaminoans avaient recréé une armée de clones afin de lutter contre l’Empire. La 501° Légion fut envoyée sur place pour mater la rébellion dans l’œuf. Pour l’occasion, elle était commandée par Vador en personne. Un chasseur de primes mandalorien l’accompagnait, mais nul ne put voir son visage.

Les combats furent terribles, et les soldats de la 501° se retrouvèrent à affronter des ennemis qui avaient le même visage, la même voix, les mêmes yeux qu’eux. Fort heureusement, ils étaient moins bien entraînés, et n’avaient pas l’expérience de la guerre. La légion impériale gagna la bataille, bien qu’au prix de lourdes pertes. Mais nul ne gagne un combat fratricide sans conséquences. De nombreux soldats ressortirent perturbés de cette confrontation. Certains quittèrent l’armée prématurément.

Il se murmurait aussi que le chasseur de primes, que Vador appelait Fett, était lui-même un clone. Contrairement aux soldats de la 501°, qui avaient été entraînés sur Coruscant, il semblait bien connaître les lieux. Il semblait également mieux informé que les officiers de la 501° sur ce qui se tramait là-bas. La raison de sa présence au sein des troupes d’assaut restait un mystère pour Rick.

Son récit me laissa perplexe. Je ne savais pas si j’aurais aimé ou non faire partie de cette expédition. Mais, après avoir entendu son histoire, une foule de souvenir me revinrent. Je repensais à mon entraînement sur Kamino, aux repas pris en groupe au réfectoire, et aux rares moments de détente dans les chambrées. Heureusement, personne ne ronflait !

* *

Quand je dus quitter l’armée, une dizaine années plus tard, j’avais déjà des cheveux gris, et quelques bleus s’étaient risqués à m’appeler « papi ». Bien sûr, ils l’avaient regretté au bout de quelques secondes, mais la satisfaction de leur avoir donné une bonne correction ne pouvait pas masquer la vérité : j’étais devenu vieux. Prématurément vieux. Le vieillissement accéléré qui suivait le processus de clonage n’avait pas pris fin avec l’entraînement sur Kamino, et les médicaments qu’on nous faisait ingurgiter. Je voyais ma vie défiler en accéléré, comme j’avais vu ma jeunesse faire des bonds en pointillés. Il ne me restait plus longtemps à vivre et je comptais bien utiliser comme je l’entendais mes dernières années d’existence.

Je ne sais plus comment l’idée m’est venue, mais j’ai voulu retourner sur Kamino, là où j’avais grandi – trop vite. Mais j’eus beau chercher dans toutes les bibliothèques, toutes les archives, je ne trouvai pas les coordonnées spatiales de la planète. Officiellement, elle n’existait tout simplement pas. Alors je me souvins de ce chasseur de prime dont m’avait parlé le sergent Rick. Ce Fett aurait vécu sur Kamino. Mes recherches portèrent rapidement leurs fruits, cette fois. J’acquis rapidement la certitude qu’il s’agissait du dénommé Bobba Fett, un des meilleurs chasseurs de prime de la galaxie. Mais comment le contacter ?

Il semblait avoir une clientèle fortunée, et triée sur le volet : des barons de la pègre, des Hutts, de grandes corporations, et parfois des dignitaires de l’Empire. Je n’étais rien de tout cela. Alors j’imaginai une ruse. Si je ne pouvais le trouver, je ferais en sorte qu’il me trouve. Je me confectionnai une armure qui ressemblait à la sienne, usurpai son nom, et remplis quelques petits contrats sur une planète minable. J’étais assez doué au blaster pour berner les péquenots du coin. Puis je me mis à boire ouvertement dans les cantinas, à déclencher des bagarres, et me fit jeter en prison pour quelques jours. Quand on me libéra, Bobba Fett m’attendait dehors. Fort heureusement, il ne me tua pas sur le champ. Je crois qu’il comprit immédiatement qui j’étais. Je n’étais probablement pas le premier clone à vouloir le rencontrer.

Bien sûr, il portait son casque, et je ne pus pas vérifier que c’était bien un clone – mon frère. Même sa voix, déformée par le micro, m’était inconnue. Mais le simple fait qu’il ne m’ait pas tué, alors qu’il était réputé sans pitié, était pour moi un aveu. Une certitude.

Je me dépouillai des dernières pièces d’armure que je portais, et, achevai ma mise à nu en lui avouant que je voulais retourner sur Kamino, dont je lui demandai les coordonnées. Il me fixa longuement, avant de lâcher un énigmatique « au-delà du labyrinthe de Rishi », puis une série de chiffres, que je m’empressai de tracer sur le sol. Quand je relevai la tête, il avait disparu. Je pense que je ne saurai jamais qui il est vraiment, mais au moins j’avais eu l’information que je souhaitais.

* * *

Il me fallut des années pour réunir assez d’argent pour acheter un vaisseau vétuste. Des années à trimer comme mercenaire, garde du corps ou vigile, avec mes frères clones. Au bout du compte, nous n’étions plus que quatre, mais je n’avais eu aucun mal à convaincre les autres de participer à mon projet. Ils voulaient également revoir Kamino. Je pense que c’était inscrit dans nos gènes.

Nous abandonnâmes tout le jour où nous pûmes enfin acheter ce vaisseau, que nous rebaptisâmes « Le 501 ». Nous vendîmes nos affaires superflues pour nous acheter six mois de vivres et un droïde astrogateur d’occasion. Nous quittâmes alors la civilisation, pour rejoindre la route marchande de Manda. Ignorant les protestations de notre droïde, nous nous aventurâmes dans le labyrinthe de Rishi – ce qui s’avéra une erreur. Heureusement, nous finîmes par comprendre que les coordonnées fournies par Bobba Fett traçaient une route pour contourner ce dédale, pas pour le traverser.

De l’autre côté du labyrinthe, nous fûmes vite confrontés à un terrible dilemme. Nous arrivions à court de vivres, et ne trouvions toujours pas la planète Kamino. Nous décidâmes malgré tout, et à l’unanimité, de continuer, coûte que coûte. Nous n’avions aucune envie de retourner vivre dans la civilisation à laquelle nous nous sentions de plus en plus étrangers. Nous rationnâmes nos vivres, pour continuer à quadriller l’espace insondable. Et Kamino nous apparut enfin, petite planète bleue éclairée par un soleil malingre.

Nous restâmes en orbite plusieurs jours, pour observer la surface et trouver un endroit adéquat pour atterrir. Plusieurs cités, construites sur des plateformes au-dessus des eaux, semblaient encore abriter de la vie. L’une d’elle était presque en ruine ; la majorité des dômes s’étaient effondrés. C’était sûrement là qu’avait débarqué la 501°. C’est là que débarquerait Le 501.

Nous dûmes attendre encore plusieurs heures, tant les tempêtes étaient violentes. Quand l’accalmie arriva enfin, je posai le vaisseau sur une esplanade, au milieu des bâtiments effondrés. Nous nous préparâmes comme pour partir au combat : armures sanglées, armes chargées, et fréquence radio cryptée. C’est moi qui dirigeais notre petite escouade, et je sortis du vaisseau en courant sous une pluie battante. Un air iodé, depuis longtemps oublié, assaillit mes narines à travers les filtres de mon casque.

Plus aucune lumière n’éclairait les immenses rotondes, mais je reconnus instantanément les lieux. Je me souvenais parfaitement avoir vécu ici. Aux sombres corridors et aux coupoles éventrées se superposaient des images d’un cocon baigné d’une lumière vive, plein de vie, parcouru par des milliers de jeunes hommes tous identiques. Ces images enfouies en moi, les souvenirs de ma jeunesse, ressurgissaient de manière incontrôlable. Je revoyais dix ans de ma vie défiler devant mes yeux, en accéléré. Chaque salle, chaque corridor, réveillait un souvenir que je croyais disparu. De toute évidence, mes compagnons ressentaient la même chose : nous ne nous contrôlions plus. Nous n’étions plus que le qui-vive. Nos armes pendaient le long de nos bras. Nous n’étions plus des soldats. Nous étions comme des enfants, émerveillés par un monde secret, que nous redécouvrions.

Nous errâmes ainsi pendant des heures dans le complexe, étreints par une émotion que nous n’avions encore jamais éprouvée. Puis, au bout d’une passerelle qui menait au seul dôme éclairé, mon œil fut attiré par le premier mouvement qu’il m’ait été donné de voir dans ce complexe inerte. Il m’avait semblé voir un droïde jeter un corps à la mer. Mais cette image fugace fut vite remplacée par celle, bien tangible, d’un Kaminoan, debout devant les portes. Il nous attendait, impassible sous la pluie, nous toisant de sa haute taille. La vision de cette silhouette élancée déchaîna de nouveau une tempête de souvenirs sous mon crâne – moins agréables cette fois. Nos créateurs ne toléraient pas l’échec ; ils se débarrassaient des « rebuts », comme on jette les restes d’un repas.

Mais la créature semblait bienveillante. D’un geste, elle nous invita à entrer à sa suite sous le dôme éclairé. Nous la suivîmes dans un complexe que nous ne connaissions pas. Jadis, cette section était réservée aux cloneurs, et nous n’y avions jamais pénétré. Elle nous invita à nous débarrasser de notre équipement, et nous fit servir un repas par un droïde domestique. D’abord méfiants, nous nous jetâmes finalement sur les mets, à base de poisson et de légumineuses synthétiques. Nous nous sentions comme dans un rêve, et c’est tout naturellement que nous acceptâmes l’hospitalité de notre hôte, qui nous accompagna jusqu’à une chambrée, de tout évidence conçue pour des humains.

De nouveaux entre nous, nous discutâmes pendant des heures, échangeant des souvenirs, des anecdotes de notre jeunesse. Nous nous sentions dans un état second, une sorte d’ivresse. Puis une certaine lassitude s’installa, qui se mua en profonde fatigue. La journée avait été bien remplie. Nous nous couchâmes dans les lits disposés à notre intention, et éteignîmes la lumière. Le silence s’installa. Mais le sommeil ne vint pas. Ne vient pas.

* * * *

Il se fait tard. Nous étions trois millions et nous ne sommes maintenant qu’une poignée. Il y a dans ce bas-monde des choses inéluctables. Je dois à présent exécuter l’ordre 99. Le dernier. Sans regrets. Comme mes compagnons, que je n’entends déjà plus respirer, je dois fermer les yeux.